16 juin 2014

Solitude et asexualité : des pathologies?

«Savez-vous pourquoi il est difficile d’être heureux? C'est parce que nous refusons de laisser tomber les choses qui nous rendent tristes» (J’ajouterais : qui ne nous conviennent pas).

Les gens qui ont constamment besoin de s’entourer d’une meute (famille, amis, connaissances) comprennent rarement que d’autres puissent choisir la solitude et l’asexualité, et être heureux.
       Réconfortant donc de lire «Les nouvelles solitudes» car l’auteur porte un regard dénué de préjugé psychosocial sur ces options de vie. Une mise à l’heure des pendules. Combien de fois ai-je entendu des critiques ou des sarcasmes comme «c’est quoi son problème? il (elle) est homo ou trop égoïste ou incapable d’intimité», etc. Comme si la relation de couple était la source de bonheur, surtout si elle se vit à l’horizontale...
       Alors, quelques extraits pour les solitaires et/ou asexuels qui pourraient, à tort, se croire atteints d’une quelconque maladie mentale.

Bien que publié en 2007, cet ouvrage d’Hirigoyen ne cesse de gagner en pertinence. De même que tous ses livres d’ailleurs; je les recommande vivement une fois de plus car comprendre favorise les choix éclairés et personnels.

Les nouvelles solitudes
Le paradoxe de la communication moderne
Marie-France HIRIGOYEN* 
Poche Marabout Psy, 2008 (253 pages)

[Extrait de l’introduction]

Il est incontestable que la montée de la solitude constitue un phénomène social qui se développe dans tous les pays riches de la planète, en particulier dans les grandes villes; mais si la solitude fait partie de l’histoire de l’humanité, elle s’est avec le temps profondément transformée. En «trop» ou en «pas assez», la relation à l’autre est devenue le sujet de préoccupation essentiel de notre époque. Alors que nous sommes dans une ère de communication, que les interactions entre les individus sont permanentes, parfois même envahissantes, de nombreuses personnes ont un sentiment douloureux de solitude. Et, dans le même temps, d’autres, de plus en plus nombreuses, font le choix de vivre seules.
       On est face à un paradoxe : un même terme renvoie à la fois à la souffrance et à une aspiration de paix et de liberté. D’un côté, on nous dit que la solitude est un des maux de notre siècle, et qu’il faut à tout prix créer du lien et de la communication; et, de l’autre, on nous prône l’autonomie. Néanmoins, malgré l’individualisme de nos contemporains, la solitude continue à véhiculer une image négative, qui néglige l’importance de l’intériorité. Rester seul est la plupart du temps considéré comme la conséquence d’un échec relationnel, ou, si cela apparaît comme un choix, il est perçu comme la voie assurée de l’ascétisme et du malheur. (…)
       Inévitablement, les nouvelles générations d’hommes et de femmes seront de plus en plus seules. Pour autant, les liens sociaux ne disparaissent pas, ils se sont seulement transformés. Si la vie contemporaine, par la multiplicité des choix qu’elle propose, a amené un plus grand isolement des personnes, elle a également ouvert l’accès à d’autres types de rencontres pouvant conduire à d’autres liens. De nouvelles formes de sociabilité se sont développées pour contrer notre monde précaire. Et ce n’est plus le couple qui est le lieu unique d’investissement affectif, car on peut tout autant être relié aux autres de différentes façons : petits groupes associatifs non traditionnels, amitiés intenses, camaraderies chaleureuses et solidarités de proximité. Ce qui permet d’adapter chaque lien aux différentes facettes de personnalité, afin que chacun puisse mieux se réaliser. 

Chapitre 10 LE DÉSENGAGEMENT
[Extraits p. 190 / 202]

Fuir le désir pour éviter la souffrance de l’échec amoureux 

… Si le désengagement et la défiance se généralisent, c’est que, dans un monde qui paraît cruel et sans pitié et où il faut se méfier de tous, on préfère se replier sur soi. Que ce soit au travail, où, si on se livre trop, cela peut être utilisé contre vous, ou à la maison en cas de conflit conjugal, les attaques perfides peuvent viser votre fragilité. (…)
       La vie sociale amenant déjà son lot de compétition, on peut comprendre que certains refusent de la poursuivre jusque dans la vie amoureuse ou familiale et choisissent la solitude pour ne pas se confronter à la jalousie ou aux tensions de la vie commune. (…)
       … Nous rencontrons ainsi de plus en plus d’adultes dans la maturité qui, à la suite de plusieurs échecs, ne font plus confiance à qui que ce soit pour établir une nouvelle relation affective et n’envisagent plus de projets de couple. Ils sont désenchantés. (…)
       Certains considèrent en effet que la relation amoureuse devient une complication de plus dans un monde déjà difficile à vivre et qu’il est plus simple de s’en passer. (…)
       Il est vrai, on l’a vu, que les relations utilitaires sont de plus en plus fréquentes : on prend l’autre, on l’utilise et, quand il n’apporte plus la satisfaction souhaitée, on le jette. (…) Choisir la solitude, c’est s’assurer de ne dépendre de personne, de s’éviter la douleur d’un nouvel échec, de vivre à sa guise sans demander l’avis de qui que ce soit. (…)
       Certains de ceux qui choisissent la solitude sont ainsi des tenants déçus d’une foi excessive en l’amour (…). De même, certaines femmes qui ont réussi à se sortir d’une histoire de couple douloureuse craignent de nouvelles souffrances et disent : «Plus jamais ça.» (…) 

Du désir de l’autre au désir d’être soi

La peur de l’engagement correspond ainsi à un double défaut de confiance, en soi et en l’autre : est-ce qu’on peut encore m’aimer? Est-ce que je suis capable d’aimer quelqu’un durant toute ma vie? Est-ce que l’autre me restera fidèle? Parce qu’elles n’offrent plus de garantie de permanence, les relations affectives sont devenues inquiétantes. Certain(e)s préfèrent fuir dans un détachement affectif. Rejetant toute relation trop intime, ils (elles) choisissent de vivre seuls. (…)
       On peut choisir la solitude pour de mauvaises raisons, parce qu’on a essuyé des échecs et renoncé à tout attachement intime. La solitude peut paraître alors une démarche égoïste, car c’est pour ces personnes un moyen d’échapper à la dépendance. Il est vrai qu’à une époque d’exigence d’absolu, il est plus facile de renoncer à tout lien, et donc aux imperfections inhérentes à tout rapport humain. (…)
       Mais l’aspiration à la quête de soi qui passait au départ par l’amour, peut se poursuivre, à la suite des échecs de la vie à deux, dans la solitude. Les femmes qui ont renoncé à chercher un compagnon souffrent d’ailleurs moins de la solitude que celles qui sont dans l’attente d’un homme qui viendrait les combler. (…)
       Il s’agit alors d’éteindre tout désir pour ne plus rien attendre, chercher l’ataraxie, c’est-à-dire un bonheur paisible et sans attache, loin des passions qui risquent de troubler la sérénité de l’âme. Quand on a été déçu par son travail, par son couple ou par la rupture d’autres liens, on peut aller ainsi vers un désengagement général. Le désir s’oriente alors vers autre chose. Parce qu’on n’a plus rien à perdre, on se détache des apparences et du conformisme. Le désir d’être soi s’accentue et le silence offre une place à la réflexion. (…)

S’éloigner d’un monde angoissant

Nombre de nos contemporains supportent ainsi de moins en moins la promiscuité et la gêne occasionnée par autrui. La qualité de vie se situe désormais dans la tranquillité, l’autonomie, l’intimité. Quand ils le peuvent, beaucoup préfèrent vivre dans une maison individuelle, si possible avec un jardin, loin des villes (…).
       De fait, plus s’étend l’emprise de la société de performance sur les destins de chacun, plus certains individus se découragent : «À quoi bon?» (…)
       Mais beaucoup d’autres sont moins désespérés : dans toutes les générations, que ce soit par fatigue ou simplement parce qu’ils n’ont plus rien à prouver, ils refusent le jeu de la reconnaissance mutuelle de notre monde de compétition et choisissent de rester en dehors des jeux de pouvoir, à qui sera le plus fort, le plus beau, le plus riche.   
       C’est bien sûr une force de ne pas être dépendant de ce que les autres peuvent penser, mais cette position n’est pas facile à tenir. (…)
       … Dans cette confusion de l’époque, qu’il nous faut comprendre et regarder en face, l’une des manifestations les plus intrigantes du désengagement radical, que je n’ai évoquée jusque-là que de façon incidente, est sans doute celle de la vie sans sexe.

Chapitre 11 LA VIE SANS SEXE
[Extraits p. 203 / 217]

«L’amour est obscène en ceci qu’il met le sentimental à la place du sexuel.»
Roland BARTHES, Fragments d’un discours amoureux

L’abstinence sexuelle peut découler d’un choix, d’une absence de désir ou de l’absence de partenaire. … Il est probable que nos vies nous apportent de plus en plus de périodes de solitude et donc de chasteté. Il nous faudra nous en accommoder.

La sexualité est-elle indispensable?

Notre société est fortement sexualisée et le sexe y est devenu une marchandise comme une autre. On vend des rencontres sur des sites, les journaux donnent des modes d’emploi pour trouver l’âme sœur, la publicité vante des vêtements pour séduire, des crèmes de beauté pour continuer à plaire et même des pilules magiques pour magnifier les performances sexuelles. (…)
       Une sexualité épanouie est devenue une norme de notre époque, et le corps est devenu une simple machine à plaisir dont il faut améliorer les performances. Pour doper sa forme sexuelle, il faut suivre les conseils des magazines, acheter des sex toys et avoir recours à des pilules miracle en cas de panne. (…) À l’heure où certains médias nous envahissent de sujets sexuels sur le thème «jouissez sans entraves», on plaint les exclus du sexe, allant jusqu’à parler de «misère sexuelle». (…)
       Le sexe est devenu une fonction hygiéniste : faire l’amour, c’est bon pour la ligne, pour la peau… Mais, avec la libération sexuelle, on voit poindre une baisse du désir sexuel : il n’y a plus rien à désirer, puisque tout est possible. Trop de sexe aboutit ainsi à l’élimination du sexe. De plus en plus souvent, nous voyons des personnes qui ont renoncé au sexe, comme d’autres ont renoncé à l’alcool ou au tabac. Ce qui importe désormais, c’est le confort. S’installer un nid avec tout à portée de la main et pas besoin des autres. S’éloigner de toutes les sollicitations sans fin, se dégager du toujours plus. (…)
       La poursuite d’un bonheur absolu à travers une intense gratification sexuelle a été le but ultime mais, face aux débordements d’une sexualité trash, il n’y a plus rien à désirer.

La revendication de l’asexualité

(…) Pour les asexuels … il n’est pas question de chasteté ou de pureté, [comme c’est le cas aux États-Unis pour les associations religieuses qui font la propagande de la chasteté dans les campus universitaires – en vue d’arriver vierges au mariage], mais d’un désintérêt pour le sexe. (…)
       Ceux qui pratiquent l’asexualité pensent que la sexualité n’est pas essentielle. Si une personne s’accommode d’une vie sans sexe, pourquoi faudrait-il que la société lui impose une norme qui ne lui convient pas? Parmi les asexuels, certains n’ont jamais éprouvé le besoin de se rapprocher des autres et se définissent comme solitaires. D’autres ont une vie amicale et relationnelle riche, mais n’ont pas envie du «passage à l’acte» sexuel, moins par choix que par manque de désir.
       Tout comme l’homosexualité était jusqu’à il n’y a pas si longtemps classée dans les manuels de classification psychiatrique parmi les perversions, choisir de ne pas avoir de rapports sexuels est pour le moment considéré comme une étrangeté, voire une pathologie. Quand les journaux nous encouragent à consommer du sexe comme de la mode, le manque de désir ne saurait être qu’un dysfonctionnement émotionnel, une sorte de glaciation du cœur. C’est d’ailleurs ce sentiment d’être hors norme qui pousse ceux qui restent chastes à le cacher à leur entourage. (…)  
       Mais, à côté des asexuels qui n’ont jamais été intéressés par le sexe, il y a ceux qui en sont revenus. Ils ont eu une vie sexuelle riche, ont parfois connu des expériences multiples, mais, pour différentes raisons, ils sont passés à autre chose. Ils ne sont pas contre l’acte sexuel, mais, cela ne les intéresse plus. Il faudrait une passion forte pour qu’ils y repiquent. (…)
       Certains se disent déchargés du fardeau des pulsions impérieuses du sexe. Ils choisissent la sublimation, c’est-à-dire qu’ils déplacent leur libido vers une activité intellectuelle, artistique, professionnelle, etc. La sublimation implique un certain renoncement au pulsionnel, mais c’est un choix qui apporte des compensations, comme le dit l’historienne canadienne Élisabeth Abbott : «Les inconvénients liés à l’abstinence de vie sexuelle sont compensés par une plus grande disponibilité et par un nouveau bien-être» (Histoire universelle de la chasteté et du célibat, Fides, Montréal, 2001). Dès lors, tous les autres plaisirs des sens prennent une intensité particulière, cela ouvre les portes d’un nouvel univers où le sentiment d’être soi est particulièrement intense, où l’énergie libidinale est déplacée vers la nature, l’amitié, la création. Ces personnes n’ont pas envie de perdre leur temps dans une relation qui n’apporte rien. Elles compensent par une richesse intérieure l’absence de relations sexuelles.

L’asexualité n’est pas une névrose

… Des psychanalystes et des sexologues s’inquiètent; des médecins nous disent que si on perd tout intérêt pour le sexe, il faut consulter un spécialiste qui nous aidera à résoudre le «problème». Ils pensent que la sexualité est au cœur de notre vie et que son absence ne peut que provoquer des frustrations inconscientes qui risquent de retentir sur notre vie psychique. Ils proposent donc des thérapies pour réparer les mécaniques sexuelles défaillantes, pour relancer le désir.
       (…) Pour lui [Freud], la guérison d’une névrose passait par la faculté d’atteindre l’orgasme. Mais en cela, il ne se posait pas la question du partenaire et de la relation dans son entier. À sa suite, la plupart des psychanalystes, confondant relations humaines et relations sexuelles, considèrent que la névrose représente une incapacité à former des relations humaines satisfaisantes. En insistant ainsi sur l’importance des rapports intimes, ils négligent d’autres façons, tout aussi pertinentes, de parvenir à un épanouissement. La libido n’est pas constituée uniquement des pulsions sexuelles, c’est aussi une énergie, une force qui peut être sublimée et se transformer en force sociale.
       Certains médecins se réfèrent à des constantes biologiques telles que le taux de testostérone ou le taux de dopamine cérébral pour expliquer le manque de désir sexuel. Cependant, ces asexuels, à la différence des frustrés sexuels, ne sont pas déprimés, ils ont envie de sortir, de voir des amis, de rire, de boire du vin, d’apprécier la bonne nourriture. Le problème est ailleurs.
       La caractéristique constante de ceux qui ont fait le choix de renoncer à la sexualité est une volonté de ne pas se disperser, de ne pas jouer le jeu des rencontres fugaces et de l’injonction de jouissance de notre société. Plus que d’un refus du sexe, il s’agit d’un refus d’une superficialité des rencontres. Il est donc faux de dire que le désir n’existe plus. Pourquoi critiquer ceux qui ont fait ce choix intime? (…)
       De la même façon, nous devons réviser nos préjugés, trop souvent encore négatifs, face à la solitude. Loin d’être toujours le signe d’un trouble de caractère, le fait d’être seul(e) peut être au contraire – de plus en plus souvent, d’ailleurs – celui d’une personnalité riche.

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* Marie-France Hirigoyen est psychiatre, psychanalyste et victimologue. Elle s’est spécialisée dans l’étude de toutes les formes de violence : familiale, perverse et sexuelle. Elle est notamment l’auteur du best-seller Le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien (1998), de Malaise dans le travail. Harcèlement moral, démêler le vrai du faux (2001), et de Femmes sous emprise. Les ressorts de la violence dans le couple (2005).

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